Caminante no hay camino - Camille Bréchignac, 2025

“Voyageur, Il n’y a pas de chemin, Le chemin se fait en marchant, Le chemin se fait en marchant” (Machado, 1912)

Il en va ainsi du travail de Carlota Sandoval Lizarralde, jeune artiste colombienne immigrée en France, dont la pratique profondément ancrée dans les souvenirs et les paysages de son enfance, fait du cheminement un principe fondateur : un lent mouvement, engageant le corps, arpentant divers territoires géographiques, affectifs, et spirituels.

Tout démarre par le corps. La technique développée par Sandoval Lizarralde de dessin-peinture au pastel gras sur tissu libre implique effectivement un engagement physique inattendu. La longueur des tissus l’oblige à déposer ses toiles à terre et à passer de longues heures sur le sol, à se mouvoir, s’accroupir, et à se lever sur des chaises pour embrasser son travail dans son entier. Avant chaque exposition, une chorégraphie silencieuse précède ainsi les formes. Elle procède d’un désir d’inscrire son corps et son histoire au cœur de son travail. Le tissu, lui aussi, y fait écho : il se plie, se tend, se ride comme une peau. Au moment de l’exposition il est levé, présenté au monde comme lors d’une naissance.

Le dispositif installatif poursuit cette incarnation. Sandoval Lizarralde approfondit ici son travail autour des structures fragiles et temporaires. Pour la première fois elle utilise l’échafaudage, qui devient à la fois socle et métaphore de l’identité. Il évoque en effet quelque chose en cours d’élaboration: au-delà de la construction de soi, recherche incessante logée au cœur de sa pratique, il renvoie à l’échafaudage personnel de nos souvenirs. Une grande partie du travail de Sandoval Lizarralde puise racine dans son enfance colombienne, période lumineuse, marquée par un foyer féminin et joyeux, et par un rapport quasi mystique à la nature. Comme la mémoire, l’installation repose ainsi sur une accumulation de traces et de vides, créant un espace lacunaire. Les dessins accrochés forment un ensemble discontinu, chaque élément pouvant être perçu comme un fragment de récit. Son travail apparaît surtout comme une version fantasmée de cette époque; d’où l’omniprésence du paysage, le langage visuel naïf qu’elle emploie et qui convoque les dessins d’enfants, et les couleurs vives, parfois fluo, qui placent le tout sur un registre imaginaire. Cette vision nourrit également la dimension narrative de ses œuvres : certains motifs réapparaissent comme les figures d’un conte traditionnel — montagne-œil, poisson-feuille, serpent-fleuve-cheveu, vulves filantes — et renvoient à l’héritage du realismo mágico, courant littéraire latinoaméricain qui abolit les frontières entre réel, imaginaire, et spiritualité.

La construction verticale de l’échafaudage évoque justement une composante spirituelle, devenant lien entre ciel et terre. L’installation suggère un mouvement entre intériorité et désir de communauté, fonctionnant tant comme une architecture d’élévation intérieure que comme un petit temple recouvert de panneaux votifs appelant à des rituels collectifs. Ces rituels indéfinis relèvent d’un syncrétisme qui traverse l’ensemble du travail de Sandoval Lizarralde : ses motifs, ses couleurs et ses formes ne s’ancrent pas dans une seule et unique tradition, mais plutôt dans une multiplicité de références tant à la culture savante — de Matisse à Hilma Af Klint, Vivian Suter et Peter Doig — qu’au quotidien, et à la culture populaire. Ce brassage relève d’une volonté de rassembler, et de créer des images susceptibles de créer des moments collectifs de joie et de gratitude, dans la lignée des expérimentations féministes de la seconde moitié du XXe siècle.

C’est ainsi que Sandoval Lizarralde présente un travail qui est toujours en cheminement, à l’image d’une quête qui ne cherche pas sa fin mais plutôt son déploiement. Chacune de ses expositions insiste donc plutôt sur les possibles dynamiques de transformation et de rassemblement, tant dans son histoire personnelle que dans nos récits collectifs.

“Para sobrevivir en las Borderlands, debes vivir sin fronteras, ser cruce de caminos.”

— Gloria Anzaldúa.